C’est bien parce que, entre nos trois protagonistes que sont le philosophe (ph), le poète (po) et le médecin (md), l’échange est libre, et donc imprévu dans ses développements, que le fameux personnage du drame shakespearien en vient à se présenter à nous comme modèle de ce que peut et doit être aujourd’hui notre relation à la langue. Sa folie feinte y est pour quelque chose : elle permet de s’échapper à soi-même !
Po : Pourquoi diriez-vous que nous continuons de parler français dans nos échanges, alors que cette langue n’est pas la nôtre ? Nous avons évoqué le sujet il y a quelques semaines, mais j’éprouve le besoin d’y revenir. D’autant qu’avec l’annulation du Sommet des pays francophones, qui devait se tenir le mois prochain à Djerba, j’ai le sentiment que l’horizon s’est comme dégagé pour une réflexion libre de toute considération politique…
Qu’est-ce que cela veut dire, que nous parlions français entre nous ? Et que nous le fassions aussi sans éprouver le besoin de « tunisifier » notre discours en y introduisant çà et là des mots d’arabe, comme pour nous rappeler que nous n’avons pas quitté le sol de nos ancêtres ?
Md : J’avoue que je vis la chose comme une expérience. Une façon justement de rompre avec une pratique habituelle. La théorie, assez en vogue chez beaucoup de francophones, de la « créolisation » du français me laisse sceptique. Ce n’est pas en modifiant une langue étrangère de telle sorte qu’elle nous ressemble que nous pouvons accomplir cet acte d’exil par lequel nous nous ouvrons à ce qui nous est réellement différent. Toute la question est là : partons-nous vers l’ailleurs au risque de nous laisser transformer par lui, ou contentons-nous de ramener l’ailleurs dans l’univers familier de notre chez-nous ? Parler français, c’est se donner le moyen d’aller vers l’ailleurs !
Ph : Parler français, de la façon dont nous le faisons, comporte une dimension révolutionnaire. C’est en effet un départ. Dans l’histoire du monde arabo-musulman auquel nous appartenons, l’usage est, comme tu l’as dit, de ramener vers soi et non d’aller vers l’autre.
Quand il y eut à Bagdad, à l’époque d’Al Ma’moun, cette grande opération de traduction des œuvres de l’esprit autour de la fameuse Maison de la Sagesse, on s’est appliqué à rendre accessible une quantité considérable d’œuvres appartenant à des traditions étrangères —essentiellement grecque, persane et indienne—, mais sans jamais promouvoir un mouvement d’apprentissage des langues étrangères. L’Occident chrétien a connu une situation très différente.
L’intellectuel, sous ces cieux, était tenu de hisser les voiles pour se transporter dans le monde de la latinité. Lequel monde communiquait lui-même avec la Grèce ancienne : sa philosophie et sa poésie. Le travail de traduction était au début, à maints égards, moins important que celui accompli en Orient, mais il exprimait en réalité une plus grande propension à aller à la rencontre d’une culture antique dans l’élément de sa langue d’origine.
Le latin était à la fois la langue de la théologie chrétienne et celle de la mythologie païenne : de saint Augustin et de Virgile. Et tous les hommes d’esprit le parlaient. Le vagabondage au-delà des frontières linguistiques, à la découverte de cultures différentes, était donc la règle. Et le sera encore plus lors de cette période de Renaissance, à partir du 14e siècle, quand les grands maîtres de l’antiquité feront l’objet d’un véritable engouement de la part des penseurs et des artistes européens.
A l’inverse, chez nous en Orient, quitter sa langue pour évoluer dans une autre, c’est un acte qui s’apparente à une trahison. C’est ce qui explique l’hostilité de tout un pan de nos sociétés arabes, qui voient dans la pratique de la langue française, une manière de déserter son appartenance, et c’est ce qui explique aussi, du côté de ceux qui l’utilisent, un certain nombre de conduites.
Il y a cette manie de la tunisifier dont nous parlions à l’instant, mais il y a aussi la tendance à la traiter comme un simple outil d’acquisition de connaissances, ou de communication avec l’étranger dans un esprit « diplomatique ». Et, surtout, il y a cette manière d’en faire le lieu d’une nouvelle communauté fermée, d’une citadelle à partir de laquelle sont dénigrés, caricaturés et conspués les représentants de la tradition, présentés comme les nouveaux traîtres.
De sorte que même alors que la langue française est adoptée, intégrée au mode d’être « moderne », on reconduit en elle l’ancien système d’exclusion qui la visait auparavant. Le français, alors, ne permet pas tant d’échapper à un giron vers les horizons ouverts d’un ailleurs qu’à marquer les limites, toujours aussi étriquées, d’un nouveau giron identitaire.
Toujours est évitée cette situation critique par laquelle la langue de l’autre nous rend étranger à nous-mêmes. Notre hantise, qui est toujours là et qui colle à notre mode d’existence, est de nous retrouver en rupture avec le groupe : de cesser de ressembler à tout un chacun. Il ne s’agit pas de se laisser changer : c’est le péril absolu ! Or changer, c’est le risque que nous prenons pour notre part. Et c’est pour cette raison que je dis qu’il y a quelque chose de révolutionnaire.
Po : Il y a pourtant une littérature maghrébine de langue française : qu’en fais-tu ? Elle m’a souvent laissé perplexe comme expérience de création, mais il est clair qu’elle ne tombe pas sous cette conception instrumentale et utilitaire que tu fais.
Ph : Oui et non, à vrai dire. Oui, parce que, comme l’a dit l’algérien Kateb Yacine, le français est un « butin de guerre ». Car que fait-on d’un « butin » ? On s’enrichit avec ! On ajoute quelque chose à un capital existant. Et c’est vrai que, de ce point de vue, la langue française offre des moyens nouveaux en matière d’expression du réel, et que cela est désormais à la disposition de l’homme maghrébin, dès lors qu’il est bilingue et qu’il entreprend de parler de sa relation à l’autre et au monde. La littérature maghrébine de langue française exprime cette conquête.
Mais elle demeure en même temps prisonnière de cette politique de prédation, qui ne rompt pas avec celle de la traduction, dont nous parlions à l’instant à propos de la Maison de le Sagesse. Là où les choses changent, c’est quand ce butin de guerre nous entraîne là où nous ne pensions pas aller, et que nous ne résistons pas. Là, justement, où nous acceptons de devenir étrangers à nous-mêmes. Parce que la langue française joue pour nous le rôle de clé des champs, d’ouverture vers un espace d’escapade, contre la volonté d’une tradition qui, elle, appelle de toutes ses forces à rester dans son giron…
Si cette fuite en dehors du giron de la tradition et du groupe a lieu, alors il se passe des choses. Et nous pouvons alors, comme Œdipe, faire l’épreuve de l’énigme de notre propre humanité. A l’abri des identités constituées.
Po : Tu répètes la formule « devenir étranger à soi-même ». Elle me semble détenir le secret de ce dont nous parlons. Mais parler en étant étranger à soi-même, c’est plutôt ce à quoi me fait penser Hamlet.
Ph : Dans quel sens ?
Po : Dans le sens peut-être où Hamlet représente ce héros tragique dont le langage cesse d’être compréhensible. Parce qu’il veut dissimuler une vérité qu’il découvre au sujet de la mort de son père, il se met à feindre la folie et à en parler la langue. Il devient ainsi, je pense, étranger à lui-même. Et c’est étranger à lui-même qu’il prononce sa fameuse formule : Être ou ne pas être, telle est la question. Ce qui, me semble-t-il, veut dire que, dans les moments décisifs, il faut se rendre étranger à soi-même pour ne pas être ravalé dans le non-être, pour s’accomplir au contraire en accord avec son destin. Pour exister.
Md : Hamlet ne quitte pas sa propre langue, le danois. S’il fuit, c’est à l’intérieur de sa propre langue, non en empruntant comme nous faisons une langue étrangère.
Po : C’est vrai. Mais c’est toute la particularité de la situation de l’homme arabo-musulman que d’être dans la langue arabe comme dans un enclos. De sorte que l’expérience qui consiste à se rendre étranger à soi-même y est problématique. Longtemps, la poésie elle-même était une forme d’éloquence.
Une sorte de prouesse verbale sans véritable vertige. Sans cette défaillance de l’âme qui a été la grande affaire de la poésie occidentale, au prix de quoi le langage poétique devenait comme Hamlet : un langage fou ! Les choses sont en train de changer. Mais justement, le poète arabe a besoin d’avoir fait le voyage dans la langue étrangère. D’y avoir éprouvé cette perte de soi qu’elle rend possible.
Md : J’ai une seconde remarque que je voudrais vous adresser à vous deux. A vous écouter, on croirait presque que la folie est la voie par laquelle l’homme accomplit son humanité. C’est quand même une manière de pousser loin le paradoxe, quand on sait que la folie est, par excellence, l’échec de l’expérience humaine de l’existence. Peut-être faudrait-il préciser les choses !
Ph : Il y a paradoxe, et ce paradoxe est au cœur de la modernité. Mais la folie de Hamlet n’est pas celle du dément. Il conviendrait de rappeler brièvement l’histoire…
Po : Pourquoi pas : ça peut clarifier les choses ! Voyons… Le jeune Hamlet, fils du roi de Danemark, vient de perdre son père, mordu par un serpent pendant sa sieste dans un jardin du palais. Il ne se passe pas deux mois après les funérailles, et ce sont déjà les noces de sa mère et de son oncle. Ce mariage est vécu par Hamlet comme une abomination. Sur les remparts de la ville, au milieu de la nuit, une sentinelle assiste à une apparition étrange, qui évoque le roi défunt. La scène se reproduit les nuits suivantes.
Hamlet est alerté et il vient lui-même assister au phénomène. Il voit de ses yeux le spectre de son père, qui l’attire en un lieu à l’écart pour lui révéler une terrible vérité : sa mort est un crime dont le serpent est innocent. Le vrai coupable, c’est son oncle. Son beau-père. Et ce crime ne doit pas rester impuni. Le spectre disparaît en lâchant ces derniers mots : « Adieu, adieu, Hamlet ! Souviens-toi de moi ». C’est à ce moment que le langage de Hamlet change. Il est dans le trouble. Il s’agit d’abord de veiller à ce que le secret ne soit pas divulgué.
Hamlet insiste auprès des soldats qui l’ont attiré là pour qu’ils ne révèlent rien de ce qu’ils ont vu. Mais, désormais, Hamlet «ne se ressemble plus », comme dira le nouveau roi. Pas seulement parce qu’il a un secret qu’il cache, mais parce que ce secret l’a transformé de l’intérieur. On émet alors l’hypothèse, à la cour, que c’est son amour pour Ophélia qui a agi sur lui de manière à lui faire perdre la raison.
Le père de la jeune fille, un certain Polonius, en est persuadé et veut en convaincre le roi. On s’arrange pour s’assurer de la chose en provoquant une rencontre à laquelle le roi assisterait en restant caché. Voilà à quoi ressemble l’échange entre Polonius et Hamlet : « Me reconnaissez-vous, monseigneur ? – Parfaitement, parfaitement, vous êtes un marchand de poisson. – Non, monseigneur. – Alors, je voudrais que vous fussiez honnête comme un de ces gens-là. – Honnête, monseigneur ? – Oui, monsieur. Pour trouver un honnête homme, au train où va le monde, il faut choisir entre dix mille. – C’est bien vrai monseigneur. – Le soleil, tout dieu qu’il est, fait produire des vers à un chien, en baisant sa charogne. Avez-vous une fille ?».
Md : Ce thème du meurtre du père, et de l’obligation pour le fils de le venger, n’était pas entièrement nouveau quand Shakespeare écrivait cette pièce…
Ph : La tragédie grecque en avait fait un thème central, autour du personnage d’Oreste. Qui partage avec Hamlet le fait que son père, Agamemnon, a été assassiné par l’amant de sa mère. Oreste se venge en tuant l’amant, mais aussi en tuant sa propre mère — qui était instigatrice et complice du meurtre. Et c’est suite à ce matricide qu’il basculera dans la folie.
Alors que Hamlet glisse dans la folie dès le moment où il apprend que son père a été tué. Et qu’il conçoit ce qui lui reste à faire s’il veut rester le digne fils de son père. Il n’est pas entraîné dans la folie à son corps défendant. C’est de son propre chef qu’il y glisse. Il mime la folie tout en s’y abandonnant. Il y a chez lui une folie feinte qui cache une folie plus profonde, une secrète solitude qui est peut-être l’élément central de la pièce et qui donne en effet au personnage de Hamlet une portée universelle qui nous intéresse…
Po : Il y a un épisode qui illustre la folie particulière de Hamlet, et qui a une dimension métaphysique. C’est l’épisode du crâne, où Shakespeare dévoile à mon avis son génie. Hamlet se trouve dans un cimetière où deux paysans creusent une fosse en chantant. Tout d’un coup l’un d’entre eux heurte un crâne avec son outil.
Hamlet, qui l’a aperçu, se saisit de la chose et il s’en suit un dialogue avec son ami Horatio : – Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter jadis. Comme ce drôle le heurte à terre ! Comme si c’était la mâchoire de Caïn, qui fit le premier meurtre. Ce que cet âne écrase ainsi était peut-être la caboche d’un homme d’Etat qui croyait pouvoir circonvenir Dieu. Pourquoi pas ? – C’est possible, monseigneur. – Ou celle d’un courtisan qui savait dire : Bonjour, doux seigneur ! Comment vas-tu, bon seigneur ? Peut-être celle de monseigneur un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il prétendait l’obtenir. Pourquoi pas? – Sans doute, monseigneur. – Oui, vraiment ! Et maintenant cette tête est à Milady Vermine ; elle n’a plus de lèvres, et la bêche d’un fossoyeur lui brise la mâchoire. Révolution bien édifiante pour ceux qui sauraient l’observer. Ces os n’ont-ils tant coûté à nourrir que pour servir un jour de jeu de quilles ? Les miens me font mal rien que d’y penser ».
Md : Je note qu’à la différence du premier personnage qui servait d’interlocuteur, celui-ci est un ami, comme tu l’as indiqué. Ce qui signifie que Hamlet n’est pas ici dans une posture de dissimulation.
Dans ce dialogue, qui est peut-être autant dialogue avec l’ami Horatio que dialogue avec le crâne, il y a une rencontre de l’homme avec son destin tragique. Peut-être cela explique-t-il le paradoxe dont nous parlions, parce qu’il me semble qu’un tel dialogue —avec le crâne— ne saurait être autre chose qu’un dialogue fou. Et qu’il faut en effet être fou, en quelque façon, pour aller au-devant de notre propre vérité, nous les hommes.
Ph : Oui, voilà. Voilà ce dont nous sommes interdits quand nous demeurons dans l’aire de notre langue commune —qu’elle soit arabe ou franco-arabe—, parce qu’elle est comme habitée de l’intérieur par la présence tutélaire de Dieu, et que la question de notre venue au monde et de notre départ du monde y sont des choses qui relèvent d’une autorité qui nous dépasse. La langue française nous donne le moyen de nous dégager de cette posture de « soumission », qui appauvrit en réalité la relation de l’homme à Dieu.
Elle représente un sentier ouvert dans cette direction, qu’il nous appartient de continuer. En recherchant la voie par où il est clair que nous n’avons aucune chance d’échapper à l’accusation de forfaiture et de trahison. Et c’est ce qui nous distingue du Tunisien dont le souci est de se moderniser à bon compte en conférant une tournure francophone à sa personne : tournure qui doit donc être avantageuse et à faible risque. Nous ne cherchons pas, pour notre part, à échapper à l’accusation de trahison, au contraire. Nous voulons la subir. Car c’est par là que nous devenons doublement étrangers à nous-mêmes.
Md : Mais n’y a-t-il pas un excès en agissant de la sorte ?
Po : Peut-être bien. Mais nous sommes condamnés à une forme d’outrance. Et c’est notre façon propre de faire usage de ce « butin de guerre » qu’est la langue française : braver l’interdit vers une solitude « hamlétienne », qui nous ouvre des chemins spirituels nouveaux. Par lesquels la langue arabe peut à son tour entamer son propre renouveau, à la faveur d’une sorte de capillarité. La poésie arabe a déjà engagé cette révolution, je crois. Bien que de façon encore timide. Mais c’est le grand chantier qui attend les jeunes générations.