Bachar est parti. Apparemment, ses bagages étaient prêts. C’est peut-être la meilleure chose qu’il ait faite au cours de sa carrière politique : avoir compris que les jeux sont faits et ne pas avoir cherché à faire couler encore plus de sang des Syriens.
Maintenant, se pose bien sûr la question de l’avenir de la Syrie. Pour beaucoup, la question est d’autant plus importante que les rebelles s’inscrivent dans le prolongement d’anciens groupes armés relevant de l’islamisme radical. Il est très probable par ailleurs qu’ils aient bénéficié d’une aide extérieure. On parle en particulier de la Turquie.
La thèse ne semble pas démentie par l’intéressée, même si les Turcs se présentent officiellement comme un partenaire dans la recherche d’une solution politique. Mais si la Turquie est dans le coup, elle n’est sans doute pas seule. Qui peuvent être ses complices dans cette action de soutien ?
Les hypothèses ne manquent pas. L’axe israélo-américain est évoqué. Ceux qui défendent cette idée, cependant, expliquent mal pourquoi l’axe en question se mettrait en peine de créer, en lieu et place du régime moribond qu’était la Syrie de Bachar, une entité politique qui pourrait dans la suite constituer une menace autrement plus sérieuse.
Ce qui paraît plus probable, c’est que certains pays du Golfe, soucieux de briser le jeu de l’Iran dans la région sur le long terme, auraient mis la main dans la main avec la Turquie pour installer un nouveau pouvoir. Et que les rebelles, qui ont bénéficié de l’aide matérielle, logistique, médiatique et même « rhétorique » - le discours des rebelles ne ressemble guère à celui des groupes armés de la précédente décennie – sont en quelque sorte des acteurs dont la mission a été, non pas certes définie, mais en tout cas négociée à l’avance. On ne s’explique pas autrement le peu de crainte qu’ils suscitent parmi les pays voisins de la Syrie, et encore moins les facilités dont ils ont joui dans la réalisation de leur exploit et le bon accueil dont ils font l’objet actuellement.
Maintenant, et pour autant que les termes de la négociation ont pu être approuvés par les Occidentaux en général, il n’est pas exclu que le soutien soit plus large encore : soutien dans ce cas prudent, et qui sera modulable en fonction de l’évolution de la situation. Il est clair que l’Occident, et les Etats-Unis en particulier, ont un plan pour le Moyen-Orient. Le retour de Trump au pouvoir correspond, on peut s’y attendre, à une reprise plus énergique des Accords d’Abraham dont le but est de transformer la région en une zone ouverte à l’échange et aux affaires.
Faut-il penser que la révolution arabe, partie de chez nous au début de la dernière décennie et désormais enterrée sous les décombres, refait aujourd’hui surface en Syrie et qu’elle suivra cette fois un chemin en sens inverse pour nous parvenir ? On peut le penser. L’espérer. En dépit de ceux qui trouvent dans la situation actuelle des raisons de se satisfaire, et dont l’avis nous oblige peu.
Mais pour que cette révolution nous parvienne sous un bon signe, il faudrait que soient remplies deux conditions : un, que le nouveau pouvoir en Syrie confirme dans les faits ses engagements à respecter le principe de coexistence pacifique entre les différentes composantes ethniques et religieuses de la région et, deux, que cette révolution ne serve pas de moyen pour les Accords d’Abraham de trouver les conditions favorables de leur mise en œuvre alors que le sang des Palestiniens coule encore à Gaza et qu’il réclame justice aux hommes et au Ciel.
Nous n’oublions pas la complaisance avec laquelle tant d’acteurs occidentaux ont assisté aux massacres commis par leur allié israélien. Certes, la vie continue, et le monde a besoin de nouvelles réponses aux défis de la paix internationale. Mais cette paix ne saurait être bâtie sur les cadavres des Palestiniens innocents. Sans justice, nous n’aurons qu’une vaine poursuite des manipulations de l’Histoire de la part des puissants de ce monde…
L’islam peut-il se métamorphoser pour devenir une force agissante dans le contexte d'un monde ouvert sur sa diversité ou est-il prisonnier ad aeternam d'un passé avec ses dogmes figés, sa théologie sclérosée et ses rêves d'hégémonie ?
La question qui traverse les générations et les continents depuis la moitié du siècle dernier demeure la suivante, qu'elle soit posée clairement ou qu'elle fasse l'objet de ruminations inconscientes : l'islam peut-il se métamorphoser pour devenir une force agissante dans le contexte d'un monde ouvert sur sa diversité ou est-il prisonnier ad aeternam d'un passé avec ses dogmes figés, sa théologie sclérosée et ses rêves d'hégémonie ?
Il est intéressant de noter que nos esprits éclairés de ce côté-ci de la Méditerranée penchent en général pour la deuxième réponse. C'est à partir de ce présupposé qu'ils lisent les récents événements en Syrie pour nous abreuver de leurs remarques au ton sceptique concernant l'issue de cette expérience de gouvernement qui commence. Tandis que des intellectuels européens ont beaucoup moins de mal à admettre que l'islam puisse avoir deux faces distinctes, l'une rétrograde certes, mais l'autre engagée dans un processus d'aggiornamento, de reprise du projet islamique à la lumière du monde et de ses transformations.
Bien sûr, nos esprits éclairés en question ont leur avis sur l'attitude de leurs collègues du nord : un mélange, pensent-ils, de naïveté et de cynisme. De naïveté parce qu'ils ne connaitraient pas l'islam de l'intérieur, et ne se doutent pas de la capacité des tenants de l'islam politique de tromper leur monde en montrant patte blanche au départ tout en nourrissant de sombres plans pour la suite. Et de cynisme parce que cette tolérance envers l'islam et ses hommes ne cacherait pas autre chose qu'une volonté de condamner nos pays à faire retour au Moyen-âge afin de mieux les dominer et les exploiter.
Mais ce portrait peu flatteur qu'ils dressent des intellectuels du nord ne devrait pas les dispenser de s'interroger sur la possibilité qu'ils soient eux-mêmes les otages de leurs propres idées préconçues, incapables de saisir les signes que nous envoie le monde nouveau. Il y a beaucoup d'autocomplaisance dans les analyses qu'ils nous proposent : cette manière de nous faire savoir qu'ils ont compris mieux que les autres, et que ce qu'ils ont compris ne souffre pas la moindre critique.
Personnellement, je leur accorderais du crédit si j'apprenais qu'ils ont mené jusqu'au bout la réflexion sur la question posée en début de ce post, et qu'ils ne se sont pas contentés de trancher en cours de route en endossant le rôle de celui qui juge et qui décrète, alors qu'en réalité ils ne sont que les usagers serviles d'une représentation particulière de la modernité...
La vérité est que je ne vois pas grand monde engager chez nous cette réflexion. Il y a plus de dispute que de pensée, pendant que le monde avance.